Jeudi 18 avril Sainte Soline autopsie d'un carnage
Le 25 mars 2023, une manifestation organisée par des mouvements de défense de l’environnement à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines pompant l’eau des nappes phréatiques pour l’agriculture intensive débouche sur de véritables scènes de guerre. Avec près de 240 manifestants blessés, c’est l’une des plus sanglantes répressions de civils organisée en France depuis le 17 octobre 1961 (Voir en fin d’article le documentaire de Clarisse Feletin et Maïlys Khider).
L’équipe de Off Investigation a travaillé pendant dix mois pour retracer précisément ce qui s’est passé ce jour-là à Sainte-Soline, en recoupant les minutiers de personnes présentes dans différents cortèges tout au long de cette journée, en analysant toutes les images des reporters indépendants qui ont couvert les évènements.
Pour raconter cette histoire, nous avons retrouvé Serge Duteuil-Graziani, un accompagnateur en moyenne montagne grièvement blessé à Sainte-Soline, qui témoigne pour la première fois. « Je pense que la question de l’accaparement de l’eau, des intérêts privés, ça pose une question presque de guerre de classe à l’intérieur du modèle agricole. Que ça vient soumettre des petits paysans au bon vouloir des propriétaires de ces mégabassines qui décident ou non de distribuer de l’eau à des moments-clés du monde agricole, » nous-a-t-il déclaré. Il a passé plus de 6 semaines dans le coma, son pronostic vital étant engagé comme celui de Mickaël Boulay, agent de tri de La Poste qui nous a indiqué « être venu en tant que gilet jaune. Sans eau, on sera tous morts ». Tous deux ont risqué leur vie à Sainte-Soline.
« Nous verrons des images extrêmement dures »
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, la veille de la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres)
La veille de la manifestation organisée à l’appel de Bassines Non Merci, des Soulèvements de la Terre et la Confédération paysanne, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin montrait déjà les muscles sur Cnews. « Je veux redire que nous verrons des images extrêmement dures, parce qu’il y a là aussi une très forte mobilisation de l’extrême gauche ».
« Nous ne cèderons rien à la violence et je la condamne avec la plus grande fermeté », renchérissait Emmanuel Macron depuis Bruxelles, tandis que Emmanuelle Dubée, la préfète des Deux Sèvres précisait sur BFM: « Nous avons de gros moyens : 3200 policiers et gendarmes, un dispositif proportionné aux risques très importants de violence qui sont à craindre au vu de la détermination des personnes qui sont sur place ».
« Le droit de manifester est un droit constitutionnel »
Benoît Biteau, député Européen Les Écologistes
Ces déclarations solennelles pour annoncer ce qui allait se passer, contrastaient avec l’enthousiasme des manifestants. « Le droit à manifester est un droit constitutionnel » rappelle Benoît Biteau, élu européen Les Écologistes. Opposant depuis 20 ans au système des mégabassines, il précise à propos du chantier de celle de Sainte-Soline : « Il n’y avait qu’un trou de terre vide, c’est-à-dire des digues empierrées, même pas les pompes, pas de bâche, pas de tuyaux, rien »
Dès la veille du « Jour J », bien que la préfète ait interdit la manifestation et prévu un important dispositif de gendarmerie et des hélicoptères pour contrôler l’accès à la zone, entre 8000 manifestants (selon la police) et 30 000 manifestants (selon les organisateurs), ainsi que des dizaines de tracteurs de la Confédération paysanne convergent, dans la joie et la bonne humeur, vers Vanzay (à 6km de la mégabassine de Sainte-Soline) sur un champ prêté par un propriétaire privé.
Le lendemain matin, 25 mars à 9h, les milliers de manifestants quittent leur camp de base pour marcher sur des chemins boueux ou à travers champ vers le chantier de la mégabassine, à 6km de là. Ils sont regroupés en trois cortèges. Le rose rassemblé sous l’emblème de l’outarde, (une espèce d’oiseau protégé dont l’habitat est menacé par la construction de la mégabassine et qui fait l’objet d’un recours en justice de la part des associations environnementales locales) s’élance le premier, sous l’air d’une fanfare. Il est composé de familles, de personnes âgées, et d’élus. Le cortège progresse via des chemins de terre. Alors que les cortèges jaune et bleu, plus sportifs, passent à travers champs.
« La voie était ouverte, comme s’ils nous tendaient un piège »
Julien Le Guet, porte parole de Bassines Non Merci
Ils ont 6km à parcourir et s’attendent à croiser des forces de l’ordre. Mais sur le parcours, ils ne voient personne. Julien Le Guet, porte-parole de Bassines Non Merci, s’en étonne. « La voie était ouverte, comme s’ils nous tendaient un piège et Sainte-Soline s’est passé comme ils l’avaient exactement imaginé » raconte-il. L’objectif des manifestants est d’investir symboliquement le chantier de la mégabassine durant quelques heures pour dénoncer « l’accaparement de l’eau ».
Attaque de « Quads »
Vers 12h35, à 1,4km du chantier de la mégabassine, le cortège bleu qui faisait une pause dans un champ commence à se faire bombarder de grenades lacrymogènes, par une nouvelle unité de gendarmes montés sur des quads. Alix, 19 ans, étudiante, se souvient d’un « spectacle de quads malsains ». Olivier, la trentaine, informaticien, raconte : « je ne savais pas s’ils allaient nous encercler, venir au contact ». Les observateurs de la Ligue des Droits de l’Homme, présents sur place, attestent ne pas avoir entendu de sommations. Après cette première attaque des “quads”, 200 à 300 individus plus déterminés sortent des 3 cortèges et vont au contact des gendarmes.
« Je ne trouvais pas mes dents »
Alix, étudiante blessée à Sainte-Soline
Pour Alix, venue à Sainte-Soline pour la première fois, « la question de l’eau est profondément sociale, c’est une question de besoin humain ». Olivier renchérit : « les bassines approprient un bien commun, l’eau, pour faire pousser du maïs qui va être exporté et ne va pas servir à nourrir les Français », vont voir leur vie basculer une demi-heure plus tard. Essayant de comprendre ce qui se passe, alors qu’elle était montée sur un petit monticule de terre, Alix est touchée au visage par une grenade qui explose ensuite à ses pieds. Elle se souvient du moment où, allongée dans un champ, elle revient à elle : « Plus rien n’avait de sens dans ma bouche. Je ne trouvais pas mes dents et je pensais que mon palais était pété en deux. Et l’image qui m’est venue est celle des gueules cassées dans les bouquins d’histoire ». Olivier, en reculant pour éviter des grenades qui tombent près de lui, est à son tour touché au pied.
1h 20 à attendre les secours
A 13h46, Serge Duteuil-Graziani qui était en avant de la manifestation est lui aussi touché à la tête par une grenade. Son casque vole en éclats sous le choc qui lui provoque un grave traumatisme crânien. Probablement un tir tendu vu la violence et l’angle de l’impact. « Je le savais, que la violence de la police s’est réellement accentuée. De lutte en lutte depuis des années. Mais en fait, voilà, on pense jamais qu’on va être le prochain ». Serge Duteuil-Graziani va attendre l’arrivée des secours pendant une heure vingt jusqu’à 15h05 alors que la manifestation a cessé depuis une heure pour faciliter leur arrivée. « Je suis resté dans la terre. C’est pour ça que j’ai eu une infection. J’étais aussi dans les gaz lacrymogènes. Donc j’ai eu une infection au poumon et il y a eu un énorme délai de prise en charge ».
Mickaêl Boulay, un agent de tri la poste inconscient et blessé au cou, attendra lui aussi les secours durant près de deux heures. Malgré son pronostic vital engagé, il est finalement conduit par des manifestants à l’hôpital de Poitiers, où il sera opéré d’une artère.
Les secours interdits d’intervention
Pourquoi les secours ont-ils été bloqués ? La diffusion par la Ligue des Droits de l’homme d’un appel du médecin bénévole Jérémie Fougerat au SMUR de l’hôpital de Niort apporte un élément de réponse. Quand l’opérateur explique au médecin : « Le problème est qu’on est sous un commandement qui n’est pas nous. Les médecins militaires, ils sont là pour les forces de l’ordre. On n’a pas l’autorisation d’envoyer les secours sur place, car c’est considéré comme dangereux ».
Pour en savoir plus, avec ma consoeur Maïlys Khider, nous sommes allées interroger un des membres de l’organisation des secours, le docteur Farnam Faranpour, responsable du pôle urgences de l’hôpital de Niort. Il reconnaît. : « On a demandé aux gens d’éloigner les blessés de la zone où il y avait des attaques. On essaye aussi de retirer la personne d’une zone d’exclusion. Cette zone d’exclusion est un apprentissage des évènements terroristes. N’importe quel tir peut être dangereux, même s’il n’est pas destiné aux équipes médicales, si une pierre vous tombe dessus. C’est dans ce sens-là que c’est dangereux » argumente-t-il.
Une « zone rouge » anti-terroriste ?
Récurrentes depuis les attentats de Paris en novembre 2015, ces « zones rouges » sont à l’appréciation des préfectures. Ce jour-là, la préfète des Deux-Sèvres, une ancienne du cabinet de Gérald Darmanin, va empêcher les ambulances d’accéder aux blessés jusqu’à 15h. Pourtant, la manifestation s’était largement calmée depuis une quarantaine de minutes, comme nous l’avons découvert. « Il n’y avait aucune raison de ne pas intervenir, sinon qu’ils avaient décidé qu’on était hyper dangereux et qu’on allait les tuer s’ils intervenaient. Mais c’est du délire », estime Hélène Assekour, une manifestante restée auprès de Serge alors qu’il agonisait sur une route à 200 mètres de la bassine.
C’est finalement grâce à un coup de fil de Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne, à la préfète Emmanuelle Dubée que des médecins du GIGN présents sur place iront enfin vérifier l’état de Serge Duteuil-Graziani, peu avant 15h : « Je lui ai dit que c’était une urgence vitale et j’ai fini par négocier moi-même la sortie de médecins militaires » explique-t-il.
Tirs de grenades sur des blessés
Mais peut-être que le plus gros scandale de Sainte-Soline, au-delà du maintien de l’ordre, est l’attitude des gendarmes en quads face aux blessés ? Obéissent-ils à ce moment-là, à des ordres? Toujours est-il qu’ils visent et tirent des grenades en direction des zones où des chaînes humaines constituées d’élus protègent des blessés en attendant les secours. Marine Tondelier, secrétaire nationale du parti Les Écologistes, en est restée très choquée. « Les gendarmes ont pris à revers les manifestants qui se tenaient le plus loin des heurts. Quelques uns viennent vers nous et nous tirent des grenades. J’en ai une qui explose à mes pieds. Il faut savoir que les blessés sont allongés au sol derrière nous . Ils ne peuvent plus bouger. Ils sont au niveau de l’impact des éclats et de la lacrymo », se souvient-elle. « On rajoute de la difficulté à ces blessés en les plongeant dans une atmosphère saturée de gaz lacrymogène. C’est juste criminel » s’insurge, à son tour, Benoît Biteau, un député écologiste européen qui a “failli mourir étouffé” à Sainte-Soline.
Les « intox » de l’exécutif
Les jours d’après, une bataille du récit s’engage sur les plateaux télé. Et les autorités vont nier les faits. On se souvient notamment d’Emmanuelle Dubée martelant sur Cnews : « Tout a été fait pour venir en secours aux personnes qui ont été blessées », tandis que Gérald Darmanin déclarait à l’occasion d’une conférence de presse « C’est les secours qui ont été empêchés d’intervenir ».
Pour Marine Tondelier, « la vraie responsabilité du point de vue sanitaire, c’est de ne pas avoir organisé les choses. Et quand vous êtes ministre de l’intérieur, que vous prévoyez autant de forces de l’ordre, autant de munitions, un tel dispositif et que vous ne vous disiez pas : on va avoir besoin d’ambulances, on va avoir besoin d’un corridor sanitaire… Parce que même les guerres ont une règle et Sainte-Soline, de fait, c’était un terrain de guerre ».
En ne secourant pas les manifestants, l’Etat français a violé ses engagements internationaux et notamment la Convention de Genève qui précise que « les personnes civiles blessées et malades seront secourues et soignées ».